Cet ensemble de photographies et la publication qui en présente la diversité documentent moins des questions d’hydraulique fluviatile que des lignes de flottaison entre le chômage, le démergement et le lit majeur de ce que charrie le fleuve de l’existence en fait de mémoire et d’oubli. Dans cette résonance toute image imprimée résultant d’une prise de vue est photographique dans le sens où le procédé — chambre technique, scanner, smartphone, … — a enregistré une part de ce que révèle la lumière malgré l’infini des obscurités où d’autres lumières nous échappent… « parce que les galaxies dont elle provien[ne]t s’éloignent à une vitesse supérieure à celle de la lumière » (Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?).
Les anachronismes apparents de cet agencement de visuels moins disparates qu’il n’y paraît, représentent avec précision le travail de terrain, sans hiérarchie entre prises de vue nouvelles et trouvailles archivistiques ou médiatiques. Toute photographie est datée et son actualité réside plutôt dans un « ici-autrefois » barthésien mais, pour en revenir à Agamben, les examiner d’un œil égal, attentif, décrypteur, nous rend contemporains de ces images dont aucune n’a été faite pour être une « belle photo ». L’art est toujours mieux sans intention esthétique… et nourri par une indéfectible curiosité pour ce qui réside sous les apparences, ici de lieux tous liés aux fluctuations des niveaux d’eau, donc dans les interactions de l’atmosphérique et du géologique, avec une gamme infinie de nuances, des plus poétiques aux plus techniques… que le recul du temps rend de plus en plus poétiques.
Concrètement, trois exemples légendés de manière inégale, du fait de « sources » qui le sont aussi.
1. « Les chaudières de Nonceveux, près Remouchamps. La première chaudière confluent du Ninglinspo et du ruisseau des Grandes-Fanges, près Nonceveux, en régime d’eaux abondantes. » Document, auteur non connu in Les cavernes et rivières souterraines de la Belgique étudiées spécialement dans leurs rapports avec l’hydrologie des calcaires et l’hygiène publique : La Grotte de Remouchamps et le Vallon des Chantoirs. Extrait (Chapitre X), Ernest Van den Broeck, Édouard-Alfred Martel, Edmond Rahir (1907), édité par les auteurs. Bibliothèque Ulysse Capitaine, Ville de Liège.
6. Meuse, Liège. Document, auteur non connu, carte postale, éditeur non connu.
18. « Maquette du port de Liège exposée au Palais des congrès de Liège (1958). » Document, auteur non connu, tirage photographique, Ministère des travaux publics et de la reconstruction [Belgique]. Archives du Port autonome de Liège.
En d’autres termes…
1. — « Les chaudières de Nonceveux ». Première et quatrième de couverture plus la page trois. On est déjà dans les épanchements du lexique au fil du temps, ici à cause d’une erreur de cartographe. Wikipédia signale que « Ninglinspo » viendrait du nom du terrain où cet affluent de l’Amblève la rejoint, à Sedoz. Ce petit cours d’eau qui prend sa source à Theux a donc été nommé « En Inglin spau » (La Source d’Inglin). Une autre appellation prévaut parfois, « Doulneux », en référence aux aulnes des parages. Cela dit, avec sa pente moyenne de 7,5%, le Ninglinspo est un torrent identifié comme la seule « rivière de montagne » de Belgique. La cascade et le « Rau de la Chaudière », aussi appelé « Rau des Grandes-Fanges », est l’un de ses affluents. Dans ce contexte géologique de quartzites, de phyllades et de schistes, l’érosion en tourbillons giratoires a formé des cuves, marmites ou chaudières, où l’eau semble en ébullition en période de crue. Un paysage qu’aurait adoré Gustave Courbet.
6. — « Meuse, Liège. » laconique. Faute de mieux ce titre ne révèle rien de la force incroyable du panorama. L’eau y apparaît blanche et c’est une inondation examinée « en plongée ». La Meuse strie l’image et contraste avec un arrière-plan dessiné de terrils comme des amers. Au centre, les intérieurs des « îlots » sont submergés par le débordement. Le noir et blanc dramatise la scène. Mais à propos, une crue de cette ampleur, des repères aussi nets sur l’horizon, un cimetière quelque part à flanc de coteau, un bâtiment plus haut et très typé… pas de doute, il s’agit de Seraing. En enfilade c’est la rue Ramoux, de la rue Ferrer au quai de la Régence. La darse de Jemeppe-sur-Meuse est noyée. À l’avant-plan des constructions métalliques révèlent le point de vue, car à cet endroit ni terril ni colline : la photographie a été prise des superstructures du HF6 d'Ougrée, qui n’existe plus, dynamité le 16 décembre 2016. Est-il au nombre de ceux photographiés par Bernd et Hilla Becher dans les environs ? Sans doute pas, car ici la récupération des gaz provenant du gueulard comportait un conduit parallèle de plus petite section qui permettrait de le reconnaître. Á cet endroit un haut-fourneau avait été inauguré en 1959 et arrêté en 2005 (Arcelor), puis rallumé le 27 février 2008 avant l’arrêt définitif en décembre 2008. La prise de vue est antérieure à ce qu’auraient pu voir Bernd et Hilla Becher, donc à partir d’une installation démolie pour laisser place à celle de 1959 ; reste à voir s’il s’agissait de la crue de 1910 ou de celle de l’hiver 1925-26… Internet renvoie à deux autres clichés à partir du même promontoire.
18. — « Maquette du port de Liège exposée au Palais des congrès de Liège (1958). » Une autre maquette existait, qui détaillait l’Exposition dite « de l’Eau » en 1939. Un reportage de Liliane Verspeelt réalisé en 1957 et accessible sur le site de la Sonuma, « Le Palais des Congrès de Liège », montre une autre maquette, à une autre échelle, commentée par l’architecte Edgard Klutz. Mais où est passée celle-ci, qui représentait l’essentiel du Port autonome de Liège ? Á vue de nez, elle décrivait le site portuaire depuis le pont-barrage d’Ivoz-Ramet jusqu’au pont de Wandre et Herstal ; plus ou moins vingt-cinq kilomètres ! Document extraordinaire. Le tirage photo montre cette maquette détourée, énigmatique portion de plan-relief où le fleuve serpente comme l’artère d’un tissu urbain et industriel complexe où le site de l’Exposition de l’Eau apparaît reconstruit en rive droite : c’est la plaine de Droixhe, avec les immeubles imaginés par les architectes du groupe EGAU.
Chacune de ces vingt-quatre images de la sélection se prête à des jeux herméneutiques, par astuces de déchiffrement ou associations d’idées, pour peu qu’on se soucie de ne pas les séparer du champ photographique de base, qui est fait des lieux où le regard s’est posé pour enregistrer quelque chose qui ferait sens hors contexte. Ailleurs dans l’espace et dans le temps.
Au fil des pages du livre défilent donc les chaudières de Nonceveux, un brouillard toxique en 1930, une station de pompage à Jemeppe-sur-Meuse, une gueule de tunnel à Plombières, une carte postale avec les illuminations de l’Exposition de l’Eau, la Meuse en crue entre Seraing et Jemeppe-sur-Meuse, l’exutoire de la Xhavée à Wandre, les traces du bombardement allié du 25 mai 1944, un détail du plan d’eau dans Liège, l’île de Franche-Garenne à Hermalle-sous-Argenteau, un mur gunité à Tilff, le Grand Palais permanent de Coronmeuse, les rochers du Bout du Monde à Colonster, Coronmeuse encore, une vue des Hautes Fagnes, le barrage de la Gileppe, la maquette de 1958, un réservoir d’orage à Ans, une « traversée » spéléologique vers 1954, les ruines du pont Maghin en 1940, le pont des Arches, les repères des crues de 1571, 1643, 1740, 1850 et 1926 gravés dans un pilier de la cathédrale Saint-Paul et le barrage de la Gileppe encore mais en période de sécheresse.
Le matériel photographique est extrait d’un corpus bien plus vaste, mais la prouesse tient ici moins à l’enquête et à la sélection qu’au fait d’avoir intercalé dans la suite des photographies réalisées par Maxime Brygo sans opposition avec les choix documentaires. En réalité, les unes parlent des autres et ce qui a retenu l’attention du photographe, dans les archives ou in situ, parle de ce qu’il cherche dans les paysages façonnés par la nature et les éléments, et donc par cet être industrieux qui construit des barrages, des citernes et des digues ou des ponts, puis qui se délasse au bord des plans d’eau quand le temps s’y prête.
Ce projet appelle d’autres lectures, par exemple à partir de la terminologie, qui est foisonnante, ou sur base des expositions. Côté lexical, les lignes de flottaison conduisent au démergement, à l’étiage, au bassin versant, à la capillarité, aux trop-pleins, aux galeries rivulaires, à la pluviométrie, aux crues centenales, à l’accastillage, à l’anaérobiose, à l’exhaure et aux perrés, sans oublier la poussée d’Archimède, etc. Côté expositions, celle de Marchin, dans le cadre de la Xème Biennale de photographie en Condroz (2021), avec son accrochage dans un endroit nommé Régissa en bordure du Hoyoux, renvoyait aux forges et au château de Modave, donc à la machine élévatrice de Rennequin Sualem, donc à celle de Marly sur la Seine pour Versailles, etc. C’est sans fin mais ça se prêterait à merveille à une épaisse monographie portant ce projet à une autre échelle, celle de la poétique de l’eau en général.
RB 21 08 2022
Voir le site de Maxime Brygo.